NOUVELLES NATURE et AUTRES BREVES

NOUVELLES NATURE et AUTRES BREVES

LA DEMARCHE D' EMILE

Emile est né en 1950, à une époque où ce prénom n'était presque plus donné. Il se souvient des moqueries dont il faisait l'objet à l'école de la part de ses camarades qui s'appelaient Jean-Pierre, Jean-Paul, Jean-Claude et autres prénoms composés sur le même modèle. Pour eux "Emile" était un prénom de vieux, de père, voire de grand-père. Cela ne l'a pas empêché de faire des études secondaires correctes à défaut d'être brillantes. Au printemps 1968 il ne pensait pas obtenir son bac tant la moyenne de ses notes était moyenne mais mai est venu à son secours. Les six semaines d'interruption de cours lui ont permis de bien réviser et de se présenter prêt à l'examen, uniquement oral cette année-là. L'université fut une promenade de santé pour lui. Passionné par ses études, il décroche sa maitrise en 3 ans au lieu de 4. Il semblait promis à une belle carrière dans l'enseignement quand il fut touché par l'appel du retour à la terre comme tant d'autres post soixante-huitards.

 

Installé dans les Cévennes, il passait pour un hippie auprès de la population locale même s'il n'avait pas choisi d'élever des chèvres mais des abeilles. Il faut dire qu'il avait les cheveux longs et qu'il était aussi musicien ce qui suffisait à en faire un hippie plus qu'un apiculteur.

 

Pour ce qui est de la musique, Emile ne pouvait pas imaginer jouer autre chose que du folk. Après avoir appris l'accordéon diatonique, il créa un groupe avec quelques copains. Cela faisait plusieurs années qu'ils animaient des bals dans la région quand,  au début de 1989, ils se posèrent la question de savoir s'il fallait répondre à l'appel émanant du ministère de la culture pour participer aux commémorations du bicentenaire de la révolution. 

 

- Ce sera une occasion unique de faire mieux connaitre la musique traditionnelle partout en France et en plus ça nous permettra de faire la fête aux frais du contribuable.

 

- Peut-être mais je ne me vois pas marcher au pas sur les Champs-Elysées dans je ne sais quel déguisement pour faire l'éloge de la révolution. Qu'est-ce tu en dis Emile ?

 

Emile ne sait trop quoi penser. Il a certes envie de contribuer au développement des cultures populaires, mais localement et non en allant défiler à Paris. L'appel au boycott de Patrick Malrieu, président de Dastum, la principale association de collectage de musique bretonne, le fait hésiter un peu plus.

 

- Je n'ai pas lu l'article de Malrieu mais il parait qu'il n'est pas tendre avec l'état français qu'il qualifie de jacobin et de colonialiste.

 

- Il y va un peu fort mais il n'a pas complément tort. A partir de la révolution, l'Etat a tout fait pour étouffer les cultures régionales et, pour célébrer le bicentenaire du début du "génocide culturel" comme dit le président Fañch Mitt, il nous demande de faire les clowns dans la capitale. En tout cas moi je n'irai pas.

 

Finalement Emile se laisse convaincre par le violoniste du groupe qui tient absolument à être de la fête, mais avant de défiler sur les Champs-Elysées, il faut aller aux répétitions prévues à Parthenay.

 

- Tu vois bien que tout ne se passe pas à Paris !

 

La première répétition a lieu en mai. Il est prévu qu' Emile et son ami prennent le train de nuit de Montélimar à Poitiers où un car les attendrait pour aller jusqu'à leur destination finale.

 

- C'est la deuxième fois que je vais à Parthenay en train. La première, c'était il y a 21 ans presque jour pour jour. J'étais qualifié pour participer à la finale nationale du critérium du jeune cyclotouriste et la fédération nous payait le voyage. Je prends donc le train en Normandie où j'habitais alors. C'était le 17 mai 68. La situation était tendue mais tout fonctionnait encore à peu près. Arrivés dans le sud de la Sarthe, nous nous arrêtons dans une petite gare et le contrôleur passe dans les wagons. "Grève générale", tout le monde descend ! J'ai pu récupérer mon vélo mais il me restait 120 km à parcourir. Heureusement que les jours sont longs à la saison ! Deux jours plus tard, après l'épreuve, je pensais naïvement que la grève serait terminée mais il a bien fallu que je fasse les 300 km de retour à vélo. Espérons que cette fois les choses se passeront mieux !

 

Pour ce qui est du voyage, tout va bien. Il en est de même pour l'organisation. On sent qu'il y a un gros budget derrière pour accueillir dans les meilleures conditions les 800 musiciens venus de toute la France. Le repas du midi s'annonce copieux et festif dans l'immense hall réquisitionné pour la circonstance. Une grande table a été dressée sur la scène pour les officiels et les organisateurs. Emile y reconnait Jean-Paul Goude, le publiciste concepteur du défilé et Wally Badarou le compositeur d'origine béninoise qui en a créé la musique. Il s'étonne un peu de voir un officier en tenue à leurs côtés mais quand arrive une vingtaine de soldats en treillis, son sang ne fait qu'un tour. Il a l'impression d'être tombé dans un guet-apens. Allait-on faire défiler des folkeux, barbus et chevelus pour beaucoup d'entre eux et antimilitaristes pour certains, entre deux rangées de militaires ? Il se lève de table et interpelle Wally Badarou.

 

- Comment pouvez-vous accepter la présence de l'armée qui a colonisé votre pays? Nous sommes ici pour faire de la musique traditionnelle et non de la musique militaire. Il faut choisir, soit vous excluez les soldats, soit nous quittons le navire.

 

Emile a beau s'époumoner, sa voix ne porte pas au-delà de quelques tables tant la salle est vaste. Autour de lui les réactions sont mitigées. Certains s'agacent qu'un hurluberlu viennent gâcher la fête, d'autres approuvent la démarche. Les organisateurs, voyant le tumulte se développer, proposent aux contestataires de venir s'expliquer au micro. Emile y réitère ses propos. Un des organisateurs précise que les soldats sont des appelés qui ne participeront au défilé que pour porter le drapeau des différentes provinces françaises et que le 14 juillet, ils seront vêtus comme les musiciens. Les contestataires ne sont pas convaincus.

 

- Quoi qu'il en soit, nous refusons la présence de militaires dans le défilé.

 

Les organisateurs échangent quelques mots avec l'officier et annoncent que lors des répétitions, les appelés porte-drapeau défileront en civil. Cet engagement suffit à calmer une partie des contestataires mais Emile et d'autres irréductibles restent fermes sur leur position.

 

L'après-midi est consacré aux répétitions par instrument. Les accordéonistes, violonistes, vielleux, joueurs de cornemuse ou de hautbois rejoignent les différents lieux qui leur sont désignés pour s'entrainer sous la direction de leur chef de pupitre. Emile va au rendez-vous des accordéonistes mais il ne sort pas son instrument de la boite. Ils ne sont qu'une dizaine à faire grève mais s'il en va de même dans les autres pupitres, leur mouvement ne passera pas inaperçu. Le soir, pour le défilé au champ de foire, Emile doit déchanter. Certains grévistes de l'après-midi se sont laissés convaincre de cesser leur mouvement si bien qu'il ne reste plus qu'une poignée de déserteurs. Patrick Malrieu avait vu juste, les Bretons ont bien fait de boycotter l'évènement pour ne pas cautionner une opération de récupération du pouvoir central qui, de ce fait, n'a pas pu atteindre le nombre de musiciens escompté.

 

La Marche des Mille ne sera pas la marche d'Emile. Le 14 juillet, il pourra s'occuper de ses ruches comme d'habitude.  Le soir il ne la regardera même pas à la télé, étant donné qu'il n'a pas l'électricité.

 

 

Yann-Ber

 

 

 

 

Note de l'auteur : Une émission de France Culture diffusée le 27/09/2018 relate le contexte de la Marche des Mille. Il s'agit de l'épisode 4 de Relire la Révolution française (4/4) dans "La Fabrique de l'Histoire". Il y est, entre autres, question de l'incident évoqué ci-dessus.



29/11/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Voyages & tourisme pourraient vous intéresser