NOUVELLES NATURE et AUTRES BREVES

NOUVELLES NATURE et AUTRES BREVES

LES PRECURSEURS

Jonas, qui aura 50 ans en l'an 2000, a suivi des études universitaires qui auraient dû le conduire au professorat. Pourtant, son diplôme en poche, il décide d'effectuer son retour à la terre comme tant d'autres jeunes des années 70. Avec 3 amis, il fonde une petite communauté dans une vallée cévenole au dessus d'Aubenas. Dans leur famille c'est l'incompréhension.

 

- Avec le niveau d'études qu'ils ont, ils auraient pu se faire une bonne situation au lieu d'aller se perdre au fin fond de l'Ardèche.

 

Oui, sauf qu'ils ne voulaient pas de l'avenir qu'on leur traçait. Ils préféraient revenir aux sources, fuir l'urbanisation et l'industrialisation galopantes pour créer leur propre monde, loin de la pollution.

 

Certes ils n'ont pas changé le monde, pas même celui de leur environnement immédiat dans leurs hautes vallées ariégeoises ou ardéchoises mais ils ont eu au moins le mérite d'essayer.

 

Il faut dire que leur installation s'était déroulée dans des conditions difficiles. Il fallait tout faire à la fois. Remonter les maisons en ruine, défricher les terres, lancer une production agricole, bio, cela va sans dire. Beaucoup se sont découragés et sont repartis en ville. Ceux qui se sont accrochés ont vite compris qu'ils ne parviendraient pas à l'autarcie de leurs rêves et qu'ils devraient prendre ou reprendre une activité salariée, ne serait-ce qu'à temps partiel.

 

Jonas avait choisi de s'exiler chaque hiver en Suède pour travailler comme professeur de français langue étrangère. Cela lui permettait de mettre un peu d'argent de côté et de perfectionner son suédois. Il s'était initié à la langue dans le cadre de sa licence d'anglais à l'université de Caen, mais pas suffisamment pour la parler. Malheureusement, sur le terrain, il n'avait guère l'occasion de parler suédois. En tant qu'assistant itinérant, il se déplaçait d'école en école où il était toujours bien accueilli par les professeurs  qui profitaient de l'occasion pour améliorer leur pratique de la conversation française. Jonas se prêtait au jeu mais il lui était difficile dans ses conditions de s'immerger dans la langue suédoise. En dehors des écoles, les Suédois lui parlaient anglais. Comme ils sont presque tous bilingues, cela ne leur posait pas de problème et Jonas, lui aussi bilingue, n'avait aucune difficulté à les comprendre.

 

Quand le film d'Alain Tanner, "Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000" est sorti en Suède le 14 janvier 1978 sous le titre "Jonas som blir 25 âr 2000", Jonas, le vrai, pas celui du film, se trouvait à Stockholm. Heureusement qu'en Suède les films étrangers sortent en version originale et sont sous-titrés sinon il aurait été incapable de suivre les dialogues. 

 

Jonas aurait pu continuer ainsi, hiver après hiver, à parler français dans les écoles et anglais à l'extérieur sans avoir à apprendre sérieusement le suédois mais le film de Tanner avait agi sur lui comme un révélateur. Certes le cinéaste livrait une version désenchantée de l'après 68 mais il laissait entrevoir qu'on pouvait encore espérer changer le monde par le militantisme. Jonas, le vrai, pas celui du film, militait en France contre le nucléaire. Pourquoi n'en ferait-il pas autant en Suède ?

 

Il commença par se rendre à une réunion publique de Jordens Vänner ( Les Amis de la Terre). Il fut frappé par la discipline qui y régnait et qui contrastait avec le joyeux foutoir des antinucléaires français. Le président de séance égrenait les questions à l'ordre du jour et donnait la parole uniquement à ceux qui levaient la main. Quand il jugeait que les discussions avaient assez duré, il frappait le pupitre de son maillet et on passait au vote. Ce genre de réunion était un peu trop formel au goût de Jonas mais il constituait un bon moyen d'immersion dans la langue suédoise.

 

 

Il préférait les manifestations qui se tenaient traditionnellement sur Sergels Torg, devant la Maison de la Culture de Stockholm. L'ambiance y était plus festive, surtout lors des défilés du premier mai organisés par l'extrême gauche. Il appréciait également les manifs à vélo qui dénonçaient la pollution et l'envahissement automobiles. Jonas reprenait en choeur le slogan des vélorutionnaires : " fy, fy, fy, för avgas och bly" ( à bas, à bas, à bas les gaz d'échappement et le plomb). Il était d'accord avec les féministes qui clamaient : " kan vi, vill vi, tors vi ? Ja vi kan, vi vill, vi tors" ( pouvons-nous, voulons-nous, osons-nous ? Oui nous pouvons, nous voulons, nous osons)  Dans les manifs antinucléaires on criait plutôt : "Vad ska veg, Barsebäck, vad ska in, sol och vind" ( qu'est-ce qui doit disparaître, (la centrale de) Barsebäck, qu'est-ce qui doit apparaître, les énergies solaire et éolienne). Ce genre de slogans ne figurent pas dans les manuels d'apprentissage de suédois pourtant ils sont terriblement efficaces au plan pédagogique.

 

Pour parfaire son apprentissage du suédois Jonas rejoignit au printemps 1978 le squat militant de Mullvaden, dans le quartier de Södermalm. Dans les années 1950 - 1960 le centre de Stockholm a été livré aux pelleteuses comme d'ailleurs la plupart des villes suédoises. Il fallait faire place nette à la modernité, déloger la population ouvrière des centre-villes pour les envoyer dans des banlieues insipides mais dont les barres HLM étaient équipées de tout le confort.

 

Au milieu des années 1970, il ne restait plus grand chose du Stockholm historique si ce n'est Gamla Stan, le berceau de la ville, et une partie de l'ancien quartier ouvrier de Södermalm qui était en voie de gentrification. Les propriétaires d'immeubles, souvent de grosses firmes, ne voulaient plus de locataires aux revenus modestes. Ils prenaient prétexte de l'insalubrité, toute relative, des appartements pour les raser et en reconstruire d'autres, plus modernes, sur les mêmes emplacements mais avec des loyers beaucoup plus élevés. Quelques locataires de l'immeuble "Mullvaden" (la Taupe), refusèrent de partir et appelèrent à l'occupation des lieux. Quelques milliers de kilomètres plus au sud et quelques décennies plus tard on aurait parlé de "la ZAD de Mullvaden". Un large mouvement d'opinion se constitua pour soutenir "Les Taupes" qui exigeaient que l'on rénove le bâtiment plutôt que de le raser et que les anciens locataires soient prioritaires pour réintégrer les lieux.

 

Jonas ne pouvait pas passer à côté d'une telle opportunité pour perfectionner son suédois. Chaque fois qu'il le pouvait, il assistait aux A.G., il s'investissait dans l'organisation et il finit par obtenir l'autorisation de squatter un appartement. Il prenait le risque de se faire expulser du pays et de perdre son travail mais il n'en avait cure. Sa méthode d'apprentissage du suédois passait avant celle de son enseignement du français.

 

Quand l'immeuble fut évacué par la police, le 20 septembre 1978, Jonas était retourné dans ses montagnes ardéchoises depuis longtemps. Quand il a repris son travail en Suède, courant octobre, les "Taupes" expulsées de Mullvaden parlaient de squatter un autre immeuble menacé de destruction, toujours dans le quartier de Södermalm. Là encore il s'agissait de détruire un bâtiment en bon état, connu sous le nom de "Järnet" (le fer) qui avait peut-être besoin d'un brin de toilette mais qui ne méritait certainement pas d'être livré aux bulldozers.

 

Evidemment, Jonas saisit cette nouvelle opportunité de perfectionner son suédois tout en militant contre l'hystérie destructrice des urbanistes. Il eut droit à son appartement qu'il meubla en allant fouiller dans les bennes où les Stockholmois se débarrassaient de leurs objets encombrants. C'est également dans ces bennes qu'il trouvait le bois pour se chauffer car son deux pièces était équipé d'un poêle de faïence aussi beau qu'efficace. Sur le mur, un dessin au fusain représentant une tête d'indien attestait que le précédent locataire était un artiste.

 

Comme à Mullvaden, Jonas prenait ses tours de garde à l'entrée de l'immeuble pour sonner l'alarme au cas où la police débarquerait. Les consignes étaient alors de se barricader à l'intérieur du bâtiment et d'appeler en soutien le réseau de sympathisants. Les tours de garde donnaient à Jonas l'occasion de discuter avec les autres squatters et les sympathisants qui passaient prendre un café de temps à autre. C'était plus efficace pour améliorer son suédois que les cours de conversation en cabine de langue qu'il suivait jadis à l'université de Caen.

 

Le squatt de Mullvaden avait duré 11 mois. Il était à craindre que les autorités envoient la police plus rapidement cette fois pour éviter que la contestation ne prenne trop d'ampleur et, effectivement, les squatters furent délogés le 6 mars 1979. Ce jour là, Jonas travaillait à 150 km de Stockholm et ne se trouvait donc pas à Järnet. Une chance, car il aurait été interpellé comme ses camarades qui se trouvaient sur les lieux.

 

Jonas, celui du film, pas le vrai, aura 50 ans en 2025. Greta Thunberg aura 22 ans cette même année. Le combat des jeunes Suédois porte désormais sur le réchauffement climatique plutôt que sur l'urbanisation délirante, encore que les deux questions soient liées. C'est en partie à cause du bétonnage intensif qui sévit depuis la fin de la seconde guerre mondiale que nous en sommes là.

 

Yann-Ber

 

Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000

 

Les néo ruraux en Ardèche

 

Note de l'auteur : Pour les quelques lecteurs qui ne comprendraient pas le suédois, les images parlent d'elles-même dans la vidéo qui suit. Le dessin mural dont il est question ci-dessus est visible à l'instant 24:16

 

Squat militant de Järnet





28/03/2020
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