BUSINESSLAND
La discussion est animée dans les locaux du Comité de Défense des Marais. Tout le monde est d'accord pour s'opposer à la construction du businessland en plein milieu des marais mais il y a divergence sur les moyens de lutte.
- La seule solution c'est d'occuper le terrain et d'en faire une zad comme à Notre Dame des Landes.
- Sauf que les autorités ont pris les devants et ont construit une palissade électrifiée qui sera difficile à franchir. Le département, qui est propriétaire des lieux, préfère empêcher d'éventuels zadistes de s'installer plutôt que d'avoir à les déloger.
- Avant c'était une zone protégée Natura 2.000, aujourd'hui elle est tellement protégée qu'on ne peut plus y accéder !
- Je ne comprends pas pourquoi l'état laisse détruire une zone humide naturelle alors que nous en manquons cruellement autour de Paris. C'est contraire à la loi sur l'eau.
- Oui mais il existe une façon de contourner la loi. Il suffit que l'aménageur s'engage à réhabiliter une zone humide ailleurs en sachant qu'une réhabilitation ne compense jamais une destruction c'est pourquoi nous, les naturalistes, on s'oppose à ce projet.
- Excusez-moi mais c'est la première fois que j'assiste à vos réunions. En quoi consiste ce projet exactement ?
- Le département, en accord avec l'état veut transformer nos marais en ce que nous appelons un "businessland". Suite au Brexit ils cherchent un endroit pour construire des tours pouvant accueillir les banques britanniques entre autres. En fait? l'objectif est de faire de Paris la plus grande place financière européenne si ce n'est mondiale.
- D'accord, mais pourquoi ici précisément ?
- Parce que nous ne sommes qu'à 30 km de Roissy et que les hommes d'affaires internationaux n'ont pas de temps à perdre dans les embouteillages pour aller jusqu'à la Défense. D'autre part le département se plaint de ne pas avoir bénéficié des retombées économiques de l'aéroport jusqu'à présent. C'est l'occasion rêvée pour lui.
- Et dire qu'il y a quelques années le département avait implanté des buffles d'eau dans les marais pour les entretenir. C'était une bonne idée, meilleure que d'y planter des tours. Dommage que le conseil général ait changé aux dernières élections.
- Ils pourront toujours laisser une mare au milieu et nourrir les buffles avec des tourteaux de soja du Brésil. Du green washing on appelle ça !
- Tu rigoles mais le ministre de l'écologie en parle sérieusement sauf qu'ils seraient nourris au soja 100% français.
- En tout cas pour en revenir aux moyens d'action, le gouvernement ne comprend que le rapport de force. Il faut exploser les grilles et occuper le terrain pour empêcher les travaux.
- S'il y a des violences, l'opinion publique risque de se retourner contre nous. Je pense plutôt qu'il faut agir sur le plan politique. Nous avons le soutien du Parti Ecologique Unifié. Pourquoi pas organiser une manif avec lui devant la préfecture ?
- Tu parles ! Le PEU porte bien son nom. Il ne fait jamais plus de 5 % dans le coin aux élections. Quitte à collaborer avec un parti, mieux vaudrait infiltrer le Parti Présidentiel pour peser de l'intérieur. Notre député est plutôt d'accord avec nous, même s'il ne peut pas le dire ouvertement sous peine de perdre son investiture aux prochaines législatives.
- Ce n'est pas en retournant quelques politiques du PP que nous ferons plier le gouvernement. Il serait plus efficace de l'obliger à organiser un référendum.
- Depuis le référendum de Notre Dame des Landes nous savons que l'état s'arrange pour avoir la réponse qu'il souhaite, au travers de la façon dont il pose la question et en choisissant le périmètre de vote qui lui est le plus favorable.
- Quoi qu'il en soit les différents modes d'action sont complémentaires. A chacun d'agir là où il se sent le plus efficace.
Ainsi fut fait. Les plus radicaux parvinrent à s'introduire sur le site. Avec la complicité d'éleveurs membres d'un syndicat agricole minoritaire, ils réalisèrent un joli coup médiatique en réintroduisant des buffles dans les marais. Evidemment le département demanda l'expulsion des zadistes. Les gendarmes mobiles savent faire. Ils débarquent à dix contre un en pleine nuit, lancent des centaines de grenades et jouent de la matraque contre ceux qui essaient de résister. Pour les buffles ce fut plus compliqué. Ils essayèrent de leur passer une corde autour des cornes pour les hisser dans une bétaillère mais les buffles ont horreur d'être tirés ainsi et comme ils ont plus de force dans la tête qu'une compagnie de CRS, ils restèrent plantés dans la boue. Les coups de matraque restèrent également sans effet si bien que le préfet décida de réquisitionner un vétérinaire pour endormir les animaux récalcitrants. Dans son communiqué la préfecture annonça que 3 manifestants et 2 gendarmes avaient été blessés lors de l'évacuation, laissant entendre que c'était par des zadistes alors que c'était par un buffle, animal paisible en temps normal mais qui peut devenir dangereux quand il est maltraité. Par contre les "manifestants" avaient bel et bien été blessés par les gendarmes qui eux aussi sont paisibles quand ils n'ont pas revêtu leur tenue de combat.
Au plan politique les différentes actions connurent un succès mitigé. La manifestation devant la préfecture, organisée conjointement avec la section locale du PEU aussitôt après l'évacuation "musclée" des zadistes, rassembla beaucoup de monde mais une fois la tension retombée le Comité de Défense des Marais eut du mal à mobiliser la population. Le fait que les travaux de construction aient débuté peu après n'était sans doute pas étranger à la désaffection du public. De même, le timide soutien dont bénéficiait le comité à l'intérieur du PP cessa complétement. Les militants commençaient à perdre courage.
- Si les gens du coin s'en foutent de voir leur marais détruit au profit de la finance internationale, je ne vois pas pourquoi on continuerait à consacrer notre temps et notre énergie à essayer d'arrêter le massacre.
- Tout espoir n'est pas perdu. Le ministre de l'écologie a promis aujourd'hui d'organiser un référendum. Il en dévoilera les modalités demain lors d'une conférence de presse à la préfecture. On ne se sera pas battus pour rien !
Les quelques militants encore actifs se réunirent chez le porte parole du comité pour écouter en direct les déclarations du ministre.
- Vous connaissez la préoccupation de ce gouvernement pour les questions environnementales. J'entends les critiques de ceux qui s'inquiètent de la disparition des zones humides en région parisienne, c'est pourquoi j'ai demandé que chaque mètre carré construit dans les marais soit compensé par la réhabilitation de deux mètres carrés de zone humide ailleurs dans le département.
- Vous avez promis hier à la sortie du conseil des ministres d'organiser un référendum sur le projet de construction de tours de bureaux dans le marais. A quoi servira ce référendum alors que les travaux ont déjà commencé ?
- Comme vous le savez, nous sommes très attachés à la concertation avec la population locale. C'est pourquoi nous demanderons à tous les habitants du département de se prononcer.
- Sur quoi ?
- Sur le nom de ce nouveau centre financier au rayonnement international. Les électeurs devront choisir l'une des deux propositions que nous leur soumettrons et nous nous engageons à respecter leur décision.
- Et ces propositions quelles sont-elles ?
- Je vous les livre ici en avant première. THE NEW CITY et PARIS BANKING INTERNATIONAL.
- Laquelle des deux a votre préférence ?
Par respect pour la démocratie, je me dois de rester à l'écart d'un débat qui ne concerne que les habitants de ce département. Je vous remercie de votre attention.
Yann-Ber
Note de l'auteur : Des buffles sont utilisés pour entretenir des zones humides en Bretagne et ailleurs.