LE TERRAIN AGRICOLE
Je ne me souviens plus très bien si j'ai disparu sous le bitume après avoir été intégré à une ZUP (zone à urbaniser en priorité), une ZAC (zone d'aménagement concerté) ou encore une ZAD (zone d'aménagement différé). Au fond peu importe puisqu'il n'y a guère de différence entre ces animaux dévoreurs de terres agricoles. Seules les ZAD (zones à défendre) nouvelle manière ont parfois réussi à nous sauver.
Toujours est-il que cela fait plus de 40 ans que j'étouffe sous une épaisse couche de goudron. Mon voisin, enseveli sous le béton, n'est pas mieux loti.
Avant nous faisions partie d'une petite exploitation agricole en polyculture élevage à la périphérie de la ville. Une année sur deux, le fermier nous ensemençait avec du trèfle ou de la luzerne qu'il donnait en pâture à ses vaches. Ces légumineuses servaient également à fixer dans nos entrailles l'azote de l'air dont le blé tirait profit l'année suivante. Cette technique ancestrale de fertilisation naturelle aurait pu continuer encore longtemps si nous n'avions eu le malheur d'être engloutis par un centre commercial.
Au début j'étais fier de contribuer au progrès en offrant mon dos à un immense parking qui recevait chaque jour la visite de centaines de véhicules. J'ai commencé à déchanter le jour où une pelleteuse m'a transpercé les chairs pour y placer les cuves de carburant de la station service. Alors, lorsque je fus bien imprégné par l'huile qui suintait des moteurs vieillissants, je me suis mis à maudire la société moderne.
Puis un jour j'ai repris espoir. Des herbes, qualifiées de mauvaises, avaient réussi à pousser dans les microfissures de mon hideux manteau. Jamais je n'avais ressenti autant de plaisir à sentir des racines se nourrir de mon corps. Petit à petit elles ont élargi les brèches au point que je commençais à apercevoir la lumière et à pouvoir observer ce qui se passait au-dessus de moi.
N'ayant rien d'autre à faire, je me suis mis à compter les voitures qui stationnaient sur moi. Au fil du temps je me suis aperçu que leur nombre diminuait lentement. Puis la décrue s'est brusquement accélérée à l'occasion d'une pandémie qui a contraint les clients à restreindre leurs déplacements. Après le retour à la normale, ou à l'anormal selon certains, le flot de véhicules a repris, sans jamais toutefois retrouver le niveau d'avant crise. Les consommateurs auraient-ils changé leurs habitudes à l'occasion du grand confinement?
Les propriétaires du lieu essayent de se mettre au goût du jour en offrant, façon de parler, davantage de produits bio ou locaux à leur clientèle mais il n'est pas facile de reconvertir une organisation et des bâtiments conçus pour un autre mode de consommation. Quand finalement ils jettent l'éponge, la zone devient une friche commerciale. J'aurais préféré qu'on me transforme en friche agricole mais je cesse alors d'être un parking. C'est déjà ça!
Puis un jour, des engins sont arrivés pour me débarrasser de ma carapace bitumée. Quelle joie de sentir à nouveau la pluie me gonfler les veines et le soleil me caresser la peau après 43 ans de confinement strict!
Mon voisin par contre n'a pas eu la chance d'être entièrement débarrassé de son béton. Les boutiques de la galerie marchande ont été transformées en appartements et une partie de l'ancien hypermarché abrite maintenant les services techniques de la ville. Quant à moi, j'ai retrouvé ma vocation agricole depuis que j'ai été intégré à la ferme communale qui rassemble différentes parcelles issues d'anciennes friches commerciales ou industrielles. Certaines ont été transformées en PLM (potagers à loyer modéré), d'autres abritent des PVF (poulaillers à vocation familiale). Personnellement, je fais partie du PIM (programme d'insertion maraicher).
Chaque semestre, sous la conduite des fermiers municipaux, un nouveau groupe de stagiaires vient s'initier à la permaculture. Certains en feront leur métier, d'autres choisiront une autre voie mais grâce à nous, tous redonnent du sens à leur vie.
Après les ZAC, les ZUP et les ZAD, voici les PLM, les PVF et les PIM. Que de sigles barbares! Les derniers cependant présentent l'avantage de faire revivre la terre rendue stérile par les premiers.
Yann-Ber