L'ECOLOGIE PUNITIVE
Le dictionnaire de rimes grand ouvert devant lui, Vital contemple l'océan depuis son salon qui lui tient aussi lieu de bureau et dont la grande baie vitrée vient buter sur le chemin côtier. Quand il cherche l'inspiration, c'est ici qu'il vient s'asseoir.
Son père, l'ancien député maire, avait obtenu la permission de construire une superbe villa "les pieds dans l'eau" en 1985, juste avant la promulgation de la loi littoral qui interdit toute construction à moins de 100 mètres du rivage dans les zones non urbanisées. Le fait qu'il siégeât à la commission des lois de l'Assemblée Nationale n'était sans doute pas étranger à sa précipitation pour décrocher le précieux document. Il savait que l'année suivante il aurait du mal à obtenir une dérogation.
Vital s'est fait élire sans difficulté à la mairie quand son père a pris sa retraite politique. Sa réélection a été plus problématique. Maintenant il brigue un troisième mandat et il sait que la bataille sera rude. Il cherche un slogan de campagne qui fera mouche.
Ses opposants de la liste "Ecologie citoyenne et solidaire" ont déjà le leur : "Sortons le maire sortant". Un peu simpliste mais efficace. Il peut fédérer contre lui tous les mécontents, en particulier ceux qui s'opposent à la construction d'un centre commercial dans une zone humide côtière réputée pour sa biodiversité. Le maire sortant n'a rien contre les grenouilles et les oiseaux migrateurs mais il doit aussi penser à développer les activités économiques sur sa commune s'il veut avoir une chance de se faire réélire. Il se fait fort de pouvoir déroger à la loi littoral en réhabilitant une zone humide intérieure en guise de compensation.
Il faut qu'il aille sur le terrain de ses adversaires pour mieux les contrer, qu'il trouve un slogan qui s'oppose à l'écologie punitive tout en conservant la rime : écologie créative, combattive, positive, festive, lucrative. Non, il ne peut décemment pas choisir ce dernier terme. Les autres pourraient aller mais finalement il en trouve un nouveau.
Non à l'écologie punitive
Oui à l'écologie attractive
Votez Vital aux municipales
Il est satisfait de sa trouvaille. Comme toujours en pareil cas, c'est le spectacle de l'océan qui lui a soufflé la réponse.
A la fin de la campagne électorale, Vital est épuisé nerveusement. Dans toutes les réunions qu'il a tenues il fallait qu'il se justifie, qu'il dise ce qu'il entend par écologie attractive. Il déclinait alors son bilan en la matière : lauréat du concours national des villes fleuries, 2ème prix du trophée régional des villes les plus propres, 3ème place départementale en matière de recyclage des déchets. "Green washing" répliquaient ses adversaires. Il contrattaquait en vilipendant les tenants de l'écologie punitive qui voulaient interdire la 5G, le passage du Tour de France, les sapins de noël, l'aviation de loisir et, pire que tout, les nouvelles constructions sur le littoral. "Green bashing" lui retournaient ses opposants. Quand dialogue il y avait, il était de sourds.
La veille de l'élection est jour de très grande marée. Malgré des prévisions météo alarmistes, il va à la pêche aux palourdes. Il a besoin de sentir la pluie et le vent fouetter son visage pour évacuer le stress. La récolte est bonne. Son sac déborde au point qu'il doit aussi remplir toutes les poches de son treillis. Il doit avoir ramassé une vingtaine de kilos alors qu'il n'a droit qu'à trois. Qu'importe, les gendarmes maritimes ne seront pas de sortie par ce temps. Au pire, il pourra toujours se prévaloir de sa fonction pour échapper à l'amende.
Les palourdes se révèlent au contraire très lourdes, d'autant plus que Vital doit presser le pas pour éviter de se faire piéger par la marée montante. Quand il arrive chez lui la nuit est déjà tombée. Il est épuisé. Il ne prend même pas la peine de se changer avant de s'affaler sur le divan de son salon.
Son téléphone sonne au milieu de la nuit. Il ne l'entend pas. A l'autre bout des ondes de son portable son correspondant insiste, en vain. C'est sa première adjointe qui s'inquiète des dégâts provoqués par la tempête en cours.
Dès le lever du jour elle se rend chez Vital. Elle peine à reconnaitre la maison. Le toit s'est envolé, la grande baie vitrée a explosé sous la pression des déferlantes, la façade s'est en partie effondrée. En essayant de pénétrer dans la villa dévastée elle bute sur un paquet de professions de foi non distribuées qui affichent en grosses lettres :
Votez Vital aux municipales
Pour dire non à l'écologie punitive.
Yann Ber
